Marcel Barbeau signe ici un véritable manifeste plastique, précurseur des explorations picturales qui feront basculer les arts visuels dans une modernité irréversible tant au Québec qu’au Canada. Ce chef‑d’oeuvre marque la genèse des Automatistes, dont les oeuvres lui seront redevables à plusieurs égards. Il s’agit de l’une des rares peintures de 1947 ayant échappé, par l’entremise d’un prêt, à l’hécatombe de l’année suivante, au cours de laquelle plusieurs tableaux ont été détruits. L’artiste a par ailleurs retrouvé et récupéré cette pièce près de trente ans plus tard, en 1976.
Avec Dents de sable à cran d’acier, titre d’origine inspiré de la poésie de Claude Gauvreau, la palette de Barbeau s’éclaircit : le noir cède la place au blanc, dont la lumière irradie la surface. Ce contraste pur, additionné de pigments bleus et orangés, permet de repousser les limites jusqu’alors peu explorées de la technique all over et du tachisme. Le réseau distendu des bandes de spatule se jette dans la mêlée sous l’emprise d’une poussée latérale, tandis que les touches de couleurs vives ponctuent joyeusement ce damier en bataille. L’orientation oblique des traces donne de la densité à la trame baroque, éblouissante, éminemment expressive.
À l’image de pierres polies tournées et retournées sur la grève par le va‑et‑vient d’un ressac marin, les empâtements, rubans et rouleaux de matières colorées suivent un mouvement organique d’est en ouest, du coin supérieur droit à son extrême opposé. Animée par de superbes effets de miroitement et de transparence, là où la matière est raclée jusqu’à la toile, la pièce annonce notamment les huiles de Marcelle Ferron de la fin des années 1950, ne serait‑ce que par la lumière qui façonne et balaie l’espace d’un geste assuré, mature, implacable.
Une oeuvre historique et incontournable pour le collectionneur audacieux, à l’image de l’artiste inclassable que fut Barbeau.
(A. L.)