Dans Printemps à Québec‑Ouest (1968), Jean Paul Lemieux dépeint trois personnages qui errent dans un quartier aux bâtiments rouge brique, semblables à ceux aperçus quatre ans plus tôt dans deux oeuvres majeures, La nuit à Québec‑Ouest (1964, collection Pierre Lassonde) et Nuit sans étoiles (1964, collection London Regional Art Gallery, aujourd’hui Museum London). Ici, le décor est campé de jour, sous un voile nuageux qui laisse filtrer une lumière bleutée, capable de faire fondre la neige au sol jusqu’à l’arrivée imminente du printemps. Les promeneurs se sont déjà délestés de leur écharpe et de leurs mitaines, découvrant des zones de peau nue. Le cadrage se resserre sur une ville fantomatique, et pourtant bien réelle, une ville barricadée dont les toits et les façades – éléments structurants de la composition – sont tronqués sur les côtés et sur le haut de la toile pour converger vers la figure féminine centrale.
L’horizon est inaccessible derrière l’enclavement des habitations. L’oeil est donc perpétuellement redirigé vers le centre du tableau ; ricochant sur les deux personnages latéraux, il ne parvient jamais à s’échapper de l’espace pictural. À ce sujet, Maria Carani note que « la figure détachée, fragmentée sur les côtés de l’image, énigmatique, qui se détache du “fond” enregistre des chocs perceptifs, tandis que le sens et les affects s’ensuivent. Aussi découpées et présentées parfois en silhouette, ces figures occupent les périphéries droite ou gauche de l’image, ce qui renforce encore le sens du dramatique. » De fait, le regard se pose là où l’artiste fonde tous ses espoirs, c’est‑à‑dire sur la jeune fille aux pupilles minuscules dans leur orbite voilée. En nous fixant de la sorte, la figure toise aussi l’horizon derrière nous. La contemplation est par conséquent inversée : nous devenons le paysage qui libère les personnages de leur enclave. Une interprétation qui, à l’issue d’une oeuvre mature et parfaitement composée, augure un dénouement nuancé.
À cette époque, Lemieux s’intéresse de plus en plus aux formats atypiques des supports, jugeant « les formats classiques ennuyeux », ainsi qu’aux cadrages cinématographiques, tous au service d’une rigueur formelle traduisant une conception très personnelle du monde, une Weltanschauung. Quelques oeuvres de Lemieux explorent plus frontalement ses visions dystopiques du monde – sans toutefois perdre de vue la stylisation plastique –, notamment Québec brûle (1967) et The Aftermath (1968). Printemps à Québec-Ouest se dérobe à toute tentative de catégorisation fixe, chargée à la fois du passé, du présent et du futur de l’art de Lemieux. Qui plus est, ce tableau charnière rassemble tous les motifs ayant fait la marque du peintre au cours de sa carrière : paysage désolé, décor urbain en porte-à-faux, figures fragmentées et énigmatiques, horizon qui tangue, cycle des saisons et condition humaine. Une oeuvre qui fait montre d’espoir et d’élévation au moment où le travail de l’artiste est consacré et récompensé, ici et ailleurs.
Dès la fin des années 1950 et durant toute la décennie suivante, la réputation de Jean Paul Lemieux ne cesse de croître de façon spectaculaire aussi bien au pays qu’à l’étranger. Des expositions exclusives lui sont consacrées à Vancouver, à Toronto, à Montréal et à Québec, et ses oeuvres sont incluses dans quatre expositions biennales du Musée des beaux-arts du Canada. Ses tableaux sont intégrés à des expositions d’art canadien à la Biennale de São Paulo, à l’Exposition internationale de Bruxelles, au Museum of Modern Art de New York, à la Tate Gallery de Londres et au Musée Galliera à Paris, et il représente le Canada lors de la Biennale de Venise en 19601. En 1966, Jean Paul Lemieux devient membre de l’Académie royale des arts du Canada. En 1967, l’artiste est décoré de la médaille du Conseil des Arts du Canada et en 1968, fait Compagnon de l’Ordre du Canada.
(A.L.)