Dans Antéros, datée de 1966, une composition binaire, orangé et turquoise est mise de l’avant afin d’accentuer le pouvoir optique des motifs, créant une dynamique douce-amère, très délicate. Jacques Hurtubise réinterprète le geste expressionniste abstrait et la pratique du tachisme dans un style hard-edge qui conditionne et décompose la ligne et le plan, comme une suite d’arrêts sur image. Ici, « la tache est devenue élément-forme répété et inversé sur des axes géométriques atténuant la différence entre le fond et la forme », écrit Mary-Venner Shee. Dans Antéros, les motifs, qui se répètent et suivent un tracé à la fois régulier et asymétrique, donnent lieu à un espace illusionniste dynamique, une présence totale. « Chacune des arêtes [des] cellules – les côtés et la diagonale – est l’axe de symétrie d’une forme vibratoire », commente François-Marc Gagnon.
À partir de 1965, l’artiste baptise nombre de ses tableaux de prénoms féminins, ajoutant une touche sibylline à sa mythologie personnelle. Or, ici, Hurtubise fait un pas de côté en optant pour un prénom masculin également tiré de la mythologie grecque. Antéros est le dieu de l’amour partagé, fils d’Arès et d’Aphrodite et frère d’Éros. Le nom commun « antéros », pour sa part, désigne une pierre précieuse semblable au jaspe. Dans le présent tableau, tout un jeu de réflexion, d’écho et de symétrie s’opère à la manière du cisèlement des pierres, mais aussi dans l’esprit d’un symbolisme mythologique. Comme le note le critique d’art Nicolas Mavrikakis au sujet des tableaux de cette fournée, on peut penser à des « portraits psychologiques » ou à la « représentation de l’énergie émanant de leur personnalité », celle d’Antéros, en l’occurrence. « Ces titres alors produisent une tension supplémentaire, cette fois entre un art abstrait purement pictural et un art de la narration1 », conclut-il.
Jacques Hurtubise naît à Montréal en 1939. Il étudie le dessin, la sculpture et la gravure à l’École des beaux-arts de Montréal de 1956 à 1960. Il y fait la connaissance des artistes Albert Dumouchel et Alfred Pellan, dont les enseignements seront d’emblée palpables dans son travail. Après l’obtention de la bourse Max-Beckmann en 1960, Hurtubise part étudier un an à New York, où il trouve de nouvelles sources d’inspiration, notamment dans les oeuvres de Kasimir Malevitch, de Jackson Pollock et de Willem de Kooning; le mélange de formalisme et de gestualité demeurera omniprésent dans son oeuvre peinte et gravée. En plus de l’expressionnisme abstrait américain, Hurtubise s’intéresse à l’esthétique des Plasticiens de Montréal au milieu des années 1960. L’année 1966 correspond à celle de la première exposition personnelle du peintre à New York. En 1967, il représente le Canada aux côtés de Jack Bush à la 9e Biennale de São Paulo, au Brésil. C’est au début des années 1970 que l’artiste a droit à une première exposition itinérante avec catalogue, au Musée du Québec (1972) et au Musée d’art contemporain de Montréal (1973). Il remporte le prix Victor-Martyn-Lynch-Staunton en 1992 et le prix Paul-Émile-Borduas en 2000.