Huit ans après l’avènement du manifeste Refus global (1948), Paul-Émile Borduas accomplit les oeuvres les plus convoitées et emblématiques de son corpus : les célèbres tableaux en noir et blanc. Sans titre (c. 1956) se situe dans la lignée de ces huiles révolutionnaires exécutées dès le printemps 1956. Aujourd’hui, nombreuses sont les pièces de facture comparable ayant intégré les plus prestigieuses collections muséales, notamment Expansion rayonnante (1956, Musée des beaux-arts de Montréal), 3 + 3 + 4 (1956, Musée d’art contemporain de Montréal), Sea Gull et 3 + 4 + 1 (1956, Musée des beaux-arts du Canada), Sans titre (1957, collection Thomson du Musée des beaux-arts de l’Ontario), sans oublier Figures schématiques (1956), oeuvre phare de la vente aux enchères de la Maison Heffel au printemps 2018.
Sans titre s’inscrit dans une période d’« ascèse chromatique […] d’une exceptionnelle concision et d’une absoluité poignante », affirme Josée Belisle dans l’essai La question de l’abstraction. Aussi, précurseurs, les premiers tableaux parisiens tels que La grimpée (1956, Musée des beaux-arts du Canada) et Le chant de la pierre (1956, collection Banque TD) appellent-ils à une transition avant la grande métamorphose des pavés noirs sur fond blanc qui leur succéderont. Le « bond simplificateur » que fait alors Borduas transfigure durablement sa peinture, « devenue de larges taches noires comportant leur propre lumière par la modulation de la matière sur un fond blanc également modulé dans la pâte et par des gris qui s’y noient », écrit-il à Michel Camus, poète et éditeur parisien, en août 1956. À cet effet, le mortier blanc balayé en larges coups de truelle dans Sans titre demeure – ici et dans plusieurs oeuvres de cette fournée – délicatement infusé de ces gris, terre de Sienne, kaki et bleu de Prusse. L’empâtement soyeux s’organise, ici encore, en plans horizontaux et verticaux qui, parfois, s’entrechoquent, soulevant au passage des rouleaux de matière en crêtes et en arêtes nettes. Les masses noires perdent momentanément de leur rigidité, empiétant sur les blancs qui, inversement, frôlent à peine quelques taches.
S’opère entre elles un art de la fugue, caractérisé par l’intégration successive d’un motif répété ou suivi de son imitation, donnant l’impression d’une fuite et d’une poursuite. Partition ou chorégraphie, les figures sont modelées par les glissements, subductions et repliements à la fois spontanés et rigoureusement orchestrés de cette composition. Le magma central – écharpé et tramé –, de par sa disposition triangulaire et ses coudées diagonales, emprunte trois directions opposées, à l’orée d’un déchiquetage irréversible mais fertile, donnant naissance aux plaques esseulées qui dérivent vers l’inconnu, cette « anarchie resplendissante ». Redoutable dans des formats verticaux de plus petites dimensions, observe François-Marc Gagnon, Borduas excelle dans cette composition à la fois déliée et rigoureuse, annonçant des tableaux transpercés de ces mêmes plaques noires enserrées par un ourlet blanc, dont l’aire picturale produira pour toujours un vaste et profond écho.
Récemment installé à Paris, Paul-Émile Borduas est en pleine effervescence créatrice lorsqu’il peint Sans titre. En mai 1956, il écrit à Martha Jackson, amie et galeriste new-yorkaise qui caresse un projet d’exposition individuelle consacrée au travail récent de l’artiste¹ : « L’assurance de vous revoir bientôt redonne du coeur à l’ouvrage : je peins avec enthousiasme. » Il réitère son ardeur au travail à plusieurs de ses correspondants, cherchant à la fois du réconfort et des encouragements, sachant à tout coup partager sa joie sans limite devant une telle renaissance. Plein d’espoir, Borduas admet, dans deux lettres adressées au critique d’art Noël Lajoie, qu’il se réinvente et qu’il vit une sorte d’apothéose artistique : « L’ancienne lumière de ma peinture devient un espace vertigineux, je crois ; quelque chose comme la lumière des perles. » Plus tard à l’automne, suivant une abondante correspondance à son plus fidèle collectionneur, Gérard Lortie, qui visite le peintre en juillet 1956, Borduas s’enthousiasme à l’idée d’avoir écoulé toute sa production récente depuis son arrivée dans la Ville Lumière : « Vous ai-je dit que tout ce qui a été peint, après votre visite, a été acquis – avec quelques tableaux que vous aviez vus – par la Martha Jackson Gallery de New York au début septembre ? C’est de beaucoup ma vente la plus importante. » À cela, il faut ajouter des livraisons substantielles à Laing Galleries, à la Dominion Gallery, à la Galerie nationale du Canada² ainsi qu’à la galerie Agnès Lefort.
Encouragé par cette remarquable attention à l’égard de son oeuvre – qui avait déjà pris un tournant significatif à son départ de New York –, le peintre redouble de détermination et d’inventivité. Non seulement « les ventes ont été abondantes en juillet », mais Borduas a dû décliner des sollicitations et des invitations fusant de toutes parts, sous prétexte que son atelier est désormais vide. Nous savons toutefois, grâce au contenu détaillé de sa correspondance durant les années suivantes, que Borduas avait conservé quelques pièces, dont certaines datées de 1956, dans sa collection personnelle. De fait, tout porte à croire que la présente oeuvre soit demeurée à l’atelier du peintre jusqu’en 1959, avant d’être expédiée au Canada à Laing Galleries, ou découverte à sa mort l’année suivante, passant directement aux mains de Lortie. Tout compte fait, le tableau s’inscrit sans équivoque dans la période la plus faste et la plus recherchée de l’artiste, dont les oeuvres poursuivent leur ascension plus d’un demisiècle plus tard. Il s’agit là assurément d’une rare occasion de mettre la main sur une pièce majeure du grand maître canadien.
Annie Lafleur
¹ L’exposition aura lieu au printemps suivant, du 15 mars au 13 avril 1957, et sera accompagnée d’un catalogue d’exposition, dont la préface, rédigée par Martha Jackson, fera longtemps autorité dans l’oeuvre de Borduas.
² Suite à l’acquisition de Sea Gull par le musée, Borduas écrit à M. Hubbard (conservateur en chef), en août 1956 : « Je ne saurais trop vous remercier pour ce beau geste d’un encouragement exceptionnel. Rien ne pouvait me faire plus plaisir que ce choix ! »