Tableau spectaculaire peint durant les années montréalaises de Rita Letendre (1953-1963), décennie marquante d’une vaste carrière, Angoisse II (1961) s’impose dans le corpus dont il est issu par son intensité culminante, sa force mystique et sa parfaite maîtrise formelle.
Un style plus distinctif émerge de l’oeuvre de Letendre au début des années 1960, lorsque l’échelle des figures prend de l’expansion sur la toile, que l’enchaînement des coups de spatule s’accélère comme des battements d’ailes ou des flammes, générant des couleurs à la fois ténébreuses et éthérées. L’artiste se distancie rapidement de l’approche picturale des signataires du Refus global, qu’elle juge trop restrictive, afin de plonger dans son répertoire personnel en quête d’une expressivité et d’une force spirituelle libres. Le geste et la matière offrent dès lors un cadre plus lyrique et expressif à ses oeuvres. Il en ressort de plus grandes pièces,, dont certaines seront exposées au Musée des beaux-arts de Montréal en 1961, avec celles son compagnon, Ulysse Comtois. Un tableau aux dimensions particulièrement généreuses intitulé Augure, issu de cette fournée, affiche une palette et une architectonie similaires à celles d’Angoisse II. Ici, les coups de spatule ont ceci de particulier qu’ils se font oublier grâce à la virtuosité de l’artiste, qui modèle, sculpte et pétrit la matière comme s’il s’agissait du prolongement d’une entité viscérale. Les masses noires semblent vivantes, organiques, soulevées de toutes parts par une force tellurique, traversées par des faisceaux de lumière et des tisons incandescents allumés çà et là sous ce terreau fertile. Letendre se fait démiurge de la peinture en plaçant le drame, l’intensité et l’énergie de la matière au centre d’une composition vibrante, là où une certaine pureté rejoint un coeur battant la chamade.
« C’est à cette époque que l’intérêt de Letendre pour ses propres origines amérindiennes se précise, suscité dit-elle, par son nouvel intérêt pour l’art mexicain et précolombien », écrit Sandra Paikowsky, conservatrice de l’exposition Rita Letendre. The Montreal Years / Les années montréalaises, 1953‑1963, présentée à la Galerie d’art Concordia en 1989. En effet, avec Angoisse II, la peintre propose une vision, ou une apparition, qui paraît puiser dans ses origines ancestrales. Selon la tradition tribale et la spiritualité des Abénakis et des Wabanakis du Sud, le Gici Niwaskw est le « Grand Esprit », le Créateur. Il s’agit d’un « être bienveillant et abstrait qui n’interagit pas directement avec les humains. Comme chez d’autres tribus algonquines, le Grand Esprit des histoires abénakises est rarement personnifié, et les légendes orales ne lui assignent pas de sexe en particulier », écrit Dean Snow dans un article encyclopédique consacré aux Abénakis 1. Toujours selon la légende, cet esprit bienveillant serait à l’origine de la création du monde et, dans certains récits, on raconte qu’il aurait rempli la terre de vie, de couleur et de lumière. Une idée entérinée par Paikowsky dans son essai, comme quoi « la pâte généreuse, alliée à des zones de couleurs superposées, suggère un chaos agité comme si le monde ordonné et calme de ses images antérieures retrouvait enfin ses origines primitives ».
Rita Letendre est née à Drummondville, en 1928, de parents abénakis et québécois. Elle vit à Toronto depuis 1969. La carrière de l’artiste commence dans les années 1950, après de brèves études à l’École des beaux-arts de Montréal, qu’elle délaisse pour fréquenter le groupe des Automatistes. Avec lui, elle participe à l’exposition La matière chante (1954), ainsi qu’à Espace 55, au Musée des beaux-arts de Montréal (1955). Elle remporte le Prix de la jeune peinture en 1959 et le prix Rodolphe-de-Repentigny en 1960. En 2010, Rita Letendre est reçue membre de l’Académie royale des arts du Canada et remporte le Prix du Gouverneur général du Canada en arts visuels et en arts médiatiques. En 2016, on lui décerne le Prix Paul-Émile-Borduas, et à l’été 2017, le Musée des beaux-arts de l’Ontario lui consacre une rétrospective majeure intitulée Rita Letendre : Fire & Light.
(Annie Lafleur)