« Étant donné qu’il n’y a plus de symbolisme universel, une autre relationest nécessaire. Pour moi, c’est le contact de la nature. » [Nous traduisons] – Jean Paul Riopelle
En 1962, la carrière de Jean Paul Riopelle bat son plein. Installé à Paris depuis une douzaine d’années, l’artiste à peine âgé de 38 ans jouit déjà d’une solide réputation internationale. De fréquents voyages l’amènent à se déplacer entre l’Europe et l’Amérique, la campagne et la mer, et, par la même occasion, à renouveler sans cesse ses inspirations et à multiplier les rencontres ; ses oeuvres, exposées sur les deux continents, le suivent à la trace. Cette année pivot voit se concrétiser deux importantes expositions, l’une à la Galerie Jacques Dubourg, à Paris, et l’autre à la Biennale de Venise, où l’artiste occupe à lui seul le pavillon du Canada. Il y remporte d’ailleurs le Prix de l’UNESCO, distinction qu’aucun autre artiste canadien n’a encore décrochée à ce jour.
L’année 1962 est aussi celle d’une production faste : des dizaines d’aquarelles et de peintures voient le jour, ainsi qu’une nouvelle fournée de bronzes. À propos de cette période, Guy Robert écrit : « La figuration semble vouloir poindre discrètement à travers la broussaille des coups de spatule [tandis que] certains graphismes annoncent, de leur côté, les futurs Jeux de ficelle. » En effet, les références à la nature se multiplient dans l’oeuvre de Riopelle au tournant de cette décennie, tandis que se dessinent – tant dans ses oeuvres sur papier que sur toile – des arabesques, des boucles, des croisements et des spirales, particulièrement visibles dans Forteresse, exécutée en 1962.
Voici une observation reprise au vol par le critique d’art Yves Michaud dans le catalogue d’exposition Riopelle : the Sixties, où figure le présent tableau : « Ce qu’il y a de frappant, dans les huiles des années 1960, c’est l’apparition graduelle de formes qui, superposées aux nombreux coups de pinceau ténus, confèrent à la toile un deuxième niveau d’organisation pour finalement mener à la figure. C’est le cas dans Tour génoise, dont le titre est à propos, ainsi que dans le triptyque Les masques et les peintures Forteresse, Futaie, Progression, [etc.]. Un motif se superpose à l’organisation des touches de couleur. » [Nous traduisons.] Dans Forteresse, écriture, découpage et masse se passent le relais sans se concurrencer, à la recherche d’un équilibre sitôt trouvé à même les contreforts bien ancrés du sujet et l’habillage organique, sorte de canopée d’automne recouvrant un fort imaginaire.
Au sens figuré comme au sens propre, le mot forteresse évoque ce qui résiste aux atteintes et aux actions extérieures. Il s’agit d’une construction destinée à protéger, d’un territoire à défendre – d’une chose à soi, non négociable. Dans le cas qui nous occupe, il s’agirait à la fois de la liberté d’expression du peintre et de son insoumission aux carcans esthétiques de l’époque. Riopelle est « hanté par une seule préoccupation, écrit Robert, ne pas s’enfermer dans une avenue, dans une manière, dans un style, et cherche sans cesse à inventer, à se renouveler, à figurer par débordement ». Ainsi, les tableaux qui surgissent de cette décennie – Forteresse étant parmi les plus flamboyants – gagnent en langage ce qu’ils ont acquis en forme durant la décennie précédente. L’union des deux forces engendre des pièces éminemment originales et distinctives où le caractère fougueux et la parole libre du peintre prédominent.
(Annie Lafleur)