« Plus que le silence, c’est l’invisible qui rôde, qui demande à être capté par nous, car nous sommes invités à cette contemplation, à cet au-delà. » – Anne Hébert, à propos de l’oeuvre de Jean Paul Lemieux.
La chasse (c. 1979-1980) incarne un paysage éminemment classique du répertoire de Jean Paul Lemieux ; l’envoûtement et le mystère se donnent ici la réplique, à l’aube de la dernière décennie de sa carrière. « Chaque tableau [de cette période] devient le lieu magique d’une expérience immédiate, tout en demeurant l’instrument d’une médiation », écrit Marie Carani.
Les armes sont braquées sur une proie, invisible dans la blancheur d’une bordée de neige fraîchement tombée. Un regard pluriel traque le moindre signe de vie sur la baie gelée. Grâce aux personnages disposés en paires de part et d’autre de l’espace pictural, la symétrie opère et trouve un écho dans les îles dénudées qui se profilent au loin : de dos, les chasseurs capuchonnés ponctuent les multiples plans du tableau qui viennent se heurter abruptement à un vaste rideau nuageux tiré sur la scène, marquant la tension à l’oeuvre dans ce décor envoûtant. Un drame universel se pose là où le climat joue un rôle déterminant, car « c’est dans cette utilisation du blanc que Lemieux a produit ses effets clés, proprement métamorphiques, de mémorisation et de fascination, précise Carani. Suscitant des jeux de points de vue, d’étagement des plans, d’éclats lumineux carrément optiques, proximité, frontalité et immédiateté contribuent à cette nouvelle qualité de présence, à ce sentiment ambigu et encore flou d’éternité en peinture ».
L’effet de vastitude est certes enivrant dans ce tableau ; il traduit un émerveillement, une obsession pour l’insondable nature humaine et pour la nature sauvage que Lemieux explore plus intensément dans cette toute dernière décennie de création qui viendra boucler son exceptionnelle carrière. Les contrastes essentiels du noir et du blanc, puis le brun et le vert, rappellent d’autres tableaux antérieurs quasi monochromes tels que Cavalier dans la neige (1967) et Le Rapide (1968). Un désert immaculé sépare les éléments là où se pose le regard du spectateur, lui-même en position de chasse, à la recherche d’indices pour percer l’énigme. Les personnages anonymes, habillés de peaux d’animaux de la tête au pied, se laissent avaler progressivement par le paysage. Deux silhouettes lointaines s’enfoncent dans une bourrasque de neige, prêtes à tout pour traquer la bête, pour survivre dans cette plaine impitoyable que viennent réchauffer les îlots de terre à l’horizon. Une puissance feutrée semble absorber les échos et présager le début d’une nouvelle saison : le printemps s’installe déjà sur l’archipel où toute trace de neige a disparu.
Au tournant des années 1980, Jean Paul Lemieux opte résolument pour une approche plus symbolique de la peinture, fondée sur un regard intérieur et une élévation du sentiment qui, une fois transposée visuellement par une série de procédés formels, transcende l’espace pictural. Ces procédés se repèrent aisément par le format ample des oeuvres, leurs lignes diagonales, souvent obliques, leurs jeux d’échelles et de plans, et par la présence soutenue de figures en opposition avec la scène, soit dépeintes en très gros plan, soit de dos ou floutées. À propos de cette période, Carani constate que « plusieurs dessins et tableaux tardifs de Lemieux racontent […] le grand drame de l’homme contemporain. […] Toutes les oeuvres concernent ainsi les problèmes de l’être et du néant, de la vérité et de l’illusion, du visage et du masque ». La chasse rassemble tous les motifs ayant fait la marque du peintre au cours de sa carrière : paysage désolé, figures fragmentées et énigmatiques, horizon qui tangue, cycle des saisons et condition humaine. Une oeuvre qui fait montre d’espoir et d’élévation, à un moment où le travail de l’artiste est consacré et récompensé, ici et ailleurs.
(Annie Lafleur)