Rare occasion que ce superbe tableau d’André Biéler intitulé Teindre la laine, île d’Orléans, Québec, peint en 1928, soit un an après son installation à Sainte-Famille (Québec). Il s’agit d’une période très convoitée de son corpus.
André Biéler a certes connu une vie et un parcours artistique des plus admirables. Né à Lausanne, en Suisse, en 1896, ce fils de théologien protestant est profondément attaché à son terroir natal et cherche sans cesse à rapprocher l’art de la vie pour en faire un projet pictural authentique. À la veille de la Première Guerre mondiale, il est encore étudiant ; il s’enrôle dans l’armée canadienne et survit miraculeusement aux combats, aux blessures et à la captivité grâce au secours de ses camarades, expérience dont il gardera de vives séquelles toute sa vie. De plus, cette période ardue jalonnée par « l’amour d’autrui » deviendra sa source principale de motivation artistique. Forcé de quitter la ville en raison de ses crises d’asthme chroniques, mais ne pouvant trop s’en éloigner s’il veut continuer d’y recevoir des soins, Biéler se met à la recherche d’un lieu de vie sain où poser ses pénates et son chevalet, ce à quoi Sainte-Famille, sur l’île d’Orléans, correspond en tout point. En s’y installant à l’été 1927, après plusieurs tentatives dans d’autres régions du Québec, il trouve enfin, indique l’historien de l’art David Karel, « un lieu où il pouvait peindre le peuple en rapport avec la terre [dans un] paysage naturel : “À tout point de vue, [écrit Biéler], c’est ce que j’ai vu de mieux au Canada” ». En élisant cette terre d’accueil, Biéler emboîte le pas à toute une génération de peintres régionalistes anglophones et protestants ayant également foulé le sol orléanais, tels que Horatio Walker (surnommé le chantre de l’île d’Orléans) et Henry Ward Ranger, tous deux en quête d’un nouveau Barbizon 1.
C’est ainsi que le peintre et graveur « anticipe le plaisir de peindre au Québec les mêmes motifs dont il traite dans le Valais : marchés, processions, artisans à leur tâche ». Comme le souligne Karel, « [Biéler] aura soin, au Québec comme en Suisse, d’exprimer le rapport entre les lieux de vie et le paysage ». Ses sujets abordent le labeur dans une attitude « productive » d’entraide et de communauté : la pêche, le moissonnage, le fumage, le tissage, la teinture – comme quoi l’insularité oblige les habitants à une forme d’autosuffisance où les femmes occupent un rôle de premier ordre, comme l’illustre le présent tableau. Féru de scènes extérieures, qu’il consigne dans des carnets de croquis ou qu’il peint sur chevalet, Biéler voit dans l’art de la teinture (et du filage) de la laine un sujet de prédilection, voire une tâche pittoresque exécutée en plein air. En effet, rapporte Karel, la teinture était mise à chauffer dans une grande marmite sur un feu de bois, puis, une fois trempée, la laine était étendue librement sur les clôtures pour sécher. Cette scène est représentée dans Le séchage des laines, petite aquarelle exécutée en 1928, ainsi que dans Teindre la laine, île d’Orléans, Québec, huile sur toile datée de la même année.
Le sentiment d’appartenance à une communauté ou à un lieu que l’on observe d’emblée dans cette huile prime sur l’image du travail qui dominait encore dans les multiples interprétations du terroir. Les ouvrières, coude à coude, exécutent le difficile et digne labeur qui leur assure subsistances et stabilité, et ce, dans un décor harmonieux, empreint de douceur. À partir de 1927, pour capter ces scènes, l’artiste parcourt les contrées à bicyclette comme le font le grand Marc-Aurèle Fortin et bien d’autres peintres et explorateurs de sa génération, dont Marius Barbeau, pionnier canadien de l’anthropologie. Ce dernier aura une influence décisive sur sa carrière artistique. Tradition, patrimoine et folklore québécois font partie des champs d’intérêt de cet éminent chercheur, qui sensibilise Biéler au terroir et aux nations autochtones. Dans Teindre la laine, quatre figures féminines sont attelées à la tâche. Au deuxième plan, peintes dans une composition où les lignes courbes et sinueuses leur font écho, deux petites filles, l’une blonde, l’autre brune, s’affairent à teindre la fibre ; pendant ce temps, au premier plan, deux femmes portant un chapeau et présentant des traits, une teinte de peau et une chevelure plus caractéristiques des Premières Nations unissent leur geste dans un amas de laine rose. Fait remarquable dans ce tableau : le regard d’une des figures croise celui du peintre – et du spectateur – dans une expression de dignité (menton légèrement relevé) et de complicité (esquisse de sourire et sourcils relevés) qui ne trompe pas sur le sentiment de respect qui imprègne ce tableau. De face et de profil, les deux figures du premier plan ne sont pas sans rappeler les célèbres compositions du peintre Jean Paul Lemieux, qui avait lui aussi l’habitude de réunir plusieurs générations dans un même tableau.
Éduqué en français à Genève et à Paris, puis en anglais à Montréal à partir de 1908, André Biéler concilie les cultures de l’Ancien et du Nouveau Monde, de même que celles du Canada français et du Canada anglais. Déterminé à « trouver une voix qui dise à l’unisson l’ensemble de ses identités », Biéler choisit le Canada comme terre d’accueil, car il entretient un rapport identitaire mixte, et à soi et à l’autre, qui n’aura de cesse de se manifester dans son art. À sa manière, Biéler l’humaniste, ainsi que ses mentors John Lyman et Barbeau, contribue personnellement « à consacrer le divorce, au Québec, entre peinture et confessionnalité et à investir en contrepartie la peinture d’une vitalité plus précisément culturelle ». Il apporte ainsi au régionalisme de troisième vague un langage plastique résolument moderniste qui fera autorité pour les générations futures. « André Biéler [se situe] parmi les militants de l’ultime phase de cette grande époque que viendra clore l’avènement de l’automatisme », conclut Karel.
(Annie Lafleur)
1 - École de Barbizon : appellation désignant une colonie de peintres paysagistes établie autour de Barbizon et de Fontainebleau, en France, au 19e siècle, et dont Jean-Baptiste Camille Corot, Charles-François Daubigny, Jean-François Millet et Théodore Rousseau furent les pionniers, prônant une peinture exécutée en plein air et d’après nature.