Parmi les rares joyaux réalisés en petit format de la peintre américaine Joan Mitchell figure ce triptyque inédit, qui mérite assurément l’attention des collectionneurs. D’abord, sa provenance est digne de mention, puisque ce tableau a toujours appartenu à nul autre que Jean Paul Riopelle, compagnon de vie de l’artiste durant près de 25 ans : « [E]n 1972, quand la critique Cindy Nemser a rendu visite à Mitchell [à Vétheuil], le seul tableau qui n’était pas de [Riopelle] était un petit Mitchell qui appartenait à ce dernier, “placé dans un endroit discret, au-dessus de la porte d’une des pièces à l’étage” », relate Jane Livingston dans son essai The Paintings of Joan Mitchell. Tout nous porte à croire que l’oeuvre à laquelle fait référence la critique new-yorkaise, alors de passage à Vétheuil pour interviewer Mitchell, correspond au présent tableau.
C’est à l’été 1955, à Paris, que Joan Mitchell fait la connaissance de Jean Paul Riopelle, le destin réunissant ainsi deux monstres sacrés de la peinture d’après-guerre. Tantôt amants sulfureux, tantôt artistes bienveillants, le couple traverse, bon an mal an, deux décennies de vie commune jusqu’en 1979, année qui marque leur rupture définitive. En 1967, Mitchell acquiert une propriété au nord de Paris, à Vétheuil, village pittoresque situé aux abords de la Seine. Le tandem s’y installe dans des ateliers séparés, ajoutant à l’aura mythique du village rendu célèbre un siècle plus tôt par la présence du peintre Claude Monet. La proximité du fleuve, l’abondance d’arbres matures et le luxuriant jardin bordant la résidence, sans doute aussi le point de vue imprenable de la terrasse surplombant la Seine, imposent un virage plastique aux tableaux de Mitchell, résolument plus éthérés et lyriques : « Désormais, chaque tableau grand format sera composé avec un intense sentiment d’espace, soit de type “fenêtre” – une scène aperçue depuis un endroit éloigné –, soit de type “paysage”, très évolué, vaste et enveloppant », constate Livingston. En dépit de ses petites dimensions, Sans titre suggère les mêmes promesses de grandeur et la même forte musculature que les tableaux cyclopéens peints durant ce cycle. D’ailleurs, l’artiste combine depuis plusieurs années déjà – notamment à son studio rue Frémicourt – petits et larges panneaux pour former des triptyques, agencement qu’elle abandonnera en 1973 pour se tourner vers les diptyques et les polyptyques. Dès 1969, les tableaux sont assiégés par de larges formes rectangulaires ou oblongues – toujours horizontales –, balafrées de coups de pinceau plus étroits, rêches et nerveux. Des blancs crémeux et colorés s’invitent sur la toile, agissant à la manière de berceaux ou de réceptacles permettant le passage des couleurs, en alternance chaude et froide. Des tonalités plus complexes se relaient, allant du champ de lavande aérien au bleu saphir intense, de l’ocre pur au tangerine rosé, sans oublier le vert émeraude cristallin. De fins glacis se faufilent sous des empâtements noueux et fiévreux que l’on observe aisément dans le présent tableau, suivant la marche des séries phares qui vont dominer la production picturale des années 1970, nommément, Beaches, Fields et Territories. Ainsi, Sans titre absorbe à lui seul le passage des plages, des points d’eau et des territoires imaginaires, à la manière clairvoyante d’un « paysage intérieur ». Cette quête de vastitude et de sérénité en creuset se frotte à l’envoûtement de la mort, thème persistant et fécond chez l’artiste. Écartant la gestuelle allover des années précédentes, Mitchell s’intéresse à une variation tachiste, exprimée ici en trois quadrangles centripètes, que l’on peut traduire comme trois phases de la même journée, allant de l’aube au crépuscule en passant par l’heure haute du midi. Lectrice passionnée de poésie tout au long de sa vie, Mitchell trouve refuge et inspiration chez les poètes et écrivains qu’elle lit et relit, notamment Jacques Dupin, Frank O’Hara, T. S. Eliot, Rainer Maria Rilke et Samuel Beckett. Leurs écrits donnent naissance à de nombreuses oeuvres, comme ses pastels sur papier exécutés en 1975, qui rappellent la facture et la genèse de ce tableau.
Née en 1925 à Chicago d’une famille nantie, Joan Mitchell étudie à la School of the Art Institute of Chicago. Ses études sont couronnées par la bourse Edward L. Ryerson, qui lui permet d’effectuer un premier séjour en France. Quelques expositions individuelles majeures marquent le parcours de l’artiste, notamment celle de 1968 à la Martha Jackson Gallery à New York, celle de 1972 au Everson Museum of Art à Syracuse (My Five Years in the Country), celle de 1974 au Whitney Museum of American Art à New York – sa première rétrospective – et celle de 1982 au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Joan Mitchell décède en 1992 à l’hôpital américain de Paris.
Annie Lafleur