Voyez la lumière que dispense la peinture de Riopelle : ni celle du jour ni celle de la nuit, mais d’un feu tels ceux qui s’allument à la Saint-Jean, quand le temps s’annule. Chez Pollock, le dessin peint : chez Riopelle, la peinture dessine. – Pierre Schneider
Avec Décembre Orléans (1959), on croirait survoler la rive nord d’Orléans, que le grand fleuve de la Loire coupe en deux, ses eaux chargées d’embâcles improbables : ceux qu’on retrouve en quantité dans le pays natal de Jean Paul Riopelle, tout enneigé en décembre. Ici, les terres et les eaux se mélangent pour former une peinture singulière. « En 1959, Jean Paul Riopelle, le navigateur, cherche précisément à féconder son oeuvre par croisement des courants transatlantiques : traditions européennes, audace américaine, sans oublier l’ancrage dans la symbolique des Premières Nations », écrit Monique Brunet-Weinmann (Riopelle, Jean Paul Riopelle : catalogue raisonné, volume 2, 1954-1959, Hibou Éditeurs, 2004). Toujours selon la critique et historienne de l’art, « la nature survolée de très haut » serait la source connue de nombreux tableaux dans l’oeuvre du peintre, dont La Loire, exécuté la même année, variation fluviale et estivale de cette même région de France aux « couleurs de sable et de gravier, avec une légèreté d’aquarelle toute mitchellienne dans sa lumière et ses îles de verdure » (ibid.). C’est en effet au cours de l’été 1959 que Joan Mitchell s’installe à Paris, dans l’atelier de la rue Frémicourt, et que se poursuivent ses amours tumultueuses avec Riopelle.
Qu’à cela ne tienne, la fin des années 1950 est marquée par une période foisonnante, sous le signe de l’exploration et de la métamorphose plastiques. En effet, comme l’écrit Pierre Schneider (« Préface », Jean Paul Riopelle : Peinture 1946-1977, Centre Georges Pompidou, 1981) : « [Riopelle cherche] à disloquer [l’espace pictural] en y plongeant de véritables blocs, des figures distinctes, […] proches du géométrique. Mais le tissu ne cède pas. Si nettement cernées qu’elles soient, les formes n’échappent pas à la mouvance unanime. Le “contenu” et le “contenant” s’inscrivent sur le même plan, appartiennent au même espace. » Avec Décembre Orléans, la spatule, et même le manche, sont mis à profit pour dessiner des crochets et des travées fluides dans les empâtements quasi aériens de la composition. La régularité des mosaïques des années 1953 et 1954 laisse ici la place à « une gestualité libre d’embrouiller un écheveau de rubans colorés ou de plumes blanches » (Brunet-Weinmann, dans Riopelle, op. cit.) . À cela il faut ajouter que le blanc n’est plus l’espace entre les choses, pas plus que le noir ne contourne ni ne cerne les formes ; ces contrastes purs incarnent des couleurs à part entière, au même titre que n’importe quelle autre. Riopelle masse et sculpte la peinture pour faire place « à des ravinements, des ruptures, sans que le tableau ne soit réellement fractionné » (Schneider, Riopelle : Signes mêlés, Maeght et Leméac, 1972). Décembre Orléans se présente comme un tour de force dans le corpus des années 1950 de Riopelle – une pièce inspirée, exaltante et opulente. (Annie Lafleur)