Ce départ pour Paris est peut-être le point culminant de l’aventure.
– Paul-Émile Borduas à Gilles Corbeil, 3 septembre 1955
C’est à bord du Liberté que Paul-Émile Borduas quitte New York pour Paris, le 21 septembre 1955, avec sa fille Janine. Cette traversée océanique d’un continent à l’autre, qui incarne d’ores et déjà le « bond simplificateur » auquel sa peinture sera assujettie jusqu’en 1956, marque ainsi le cycle le plus célébré et le plus prisé de la carrière exceptionnelle de cet artiste : la période parisienne.
Modulation aux points noirs (1955) s’inscrit dans la toute première fournée que produit le peintre fraîchement installé dans le mythique atelier de la rue Rousselet. On retient au total six tableaux de ce corpus pour le moins rare, tableaux recensés dans l’avis d’expédition à la galerie Laing, à Toronto, en date du 5 mars 1956[1]. Borduas fait référence à ces titres comme étant ses « dernières toiles » ou « des tableaux de Paris », notamment dans des lettres adressées aux Lortie et à Jean-René Ostiguy[2], qui lui sollicite un tableau pour une exposition à la Smithsonian Institution (Washington, D.C.). À ce dernier, Borduas répond en situant sa nouvelle production parmi les tendances de la peinture contemporaine : « Que ces tableaux soient devenus de plus en plus blancs, de plus en plus “objectifs,” ils n’en restent pas moins complexes, quand je vois tout autour de moi des œuvres au sens clair et précis, de l’expressionnisme au graphisme. […] Toujours les miens me semblent faire une synthèse émotive d’éléments très nombreux[3]. » Dans cet extrait, le peintre réagit à brûle-pourpoint à la peinture qui l’intéresse alors à Paris – celle de Jackson Pollock, celle de Georges Mathieu –, ce qui nous informe du même coup sur ses récentes créations : américaines d’esprit, parisiennes de forme.
Avec Modulation aux points noirs, les empâtements blancs sont robustes et forment des reliefs en creuset qui soulèvent des rouleaux de matière à leurs extrémités latérales. Les blancs écrasés en leur centre laissent entrevoir des trouées de couleurs, des glissandos de gris chauds, plus abondants vers les rebords de la toile. Ces pavés crémeux se videront successivement de leurs pigments et s’agglutineront bientôt sur les noirs pour former la série emblématique du peintre, que le présent tableau appelle en tous points. Ici, les coups de spatule sont solidement ancrés dans l’aire picturale, chorégraphiés à l’image d’un damier en mouvement. Les imbrications parfaitement construites sont ponctuées de petits éclats noirs et carmin, perlés ou déposés à la tranche de la truelle, suggérant un traitement all-over hérité de la période new-yorkaise. On remarque la présence accrue des tachetures dans les tableaux de cette fournée, comme un leitmotiv autour du mouvement : « tous les titres de cette première série parisienne évoquent des mouvements continus (“modulation,” “coulée,” “persistance”), alternatifs (“girouette,” “balancement”) ou rythmés (“danse”) et donc aussi, en un sens, des temps qualifiés[4] », observe l’historien de l’art François-Marc Gagnon.
Cette empreinte fraîche et aérienne, piquetée çà et là au sein d’une construction fortifiée, puis fracturée par d’innombrables interstices, souligne le caractère essentiel de la modulation de la surface durant la période parisienne. Cet élan formel « de l’expressionnisme au graphisme » traduit également l’état d’esprit dans lequel semblait se trouver l’artiste, entre l’effervescence de la nouveauté et l’intériorité méditative d’une telle décharge vitale, dont Modulation aux points noirs semble tout imprégnée.
(Annie Lafleur)
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No de catalogue / Catalogue No.: 2005-1183
[1] GAGNON, François-Marc. Paul-Émile Borduas (1905-1960) : Biographie critique et analyse de l’œuvre, Montréal, Fides, 1978, p. 395.
[2] Ibid., p. 399.
[3] Ibid., p. 398-399.
[4] Ibid., p. 399.