Dans L’heure du train, œuvre datée de 1966, Jean Paul Lemieux déploie son arsenal esthétique le plus convaincant, auquel il ajoute la force du récit, si brillamment illustré dans cette scène d’hiver. L’« heure du train » est celle de son arrivée en gare : une petite baraque rouge vers laquelle affluent les voitures et les gens dispersés tout autour, minuscules points marron sur l’épais tapis de neige. Un nuage de fumée s’échappe de la cheminée de la gare, ainsi que du train, qui s’apprête à freiner. Les retrouvailles sont au cœur de cette scène pittoresque où les voyageurs salueront leurs proches venus à leur rencontre. Si Lemieux n’est pas un peintre régionaliste, son imagerie s’étend aux confins du pays qui l’a vu naître pour toucher à une expérience universelle, rassembleuse et humaine. Les traces de pneus sur le chemin laissent deviner une fin d’hiver au temps doux, lorsque la chaussée est glissante sous la neige fondante. Le regard est happé de plein fouet par cette ligne de fuite qui s’ouvre en ciseaux et déborde le tableau, dans le coin inférieur droit, là où l’histoire commence.
L’« effet Lemieux » prend tout son sens dans L’heure du train, où l’espace et le temps, entièrement imaginés par le peintre, se réduisent à quelques lignes et à quelques masses englouties dans un champ texturé à la spatule. Le ciel gris semble s’éclaircir dans le coin supérieur gauche du tableau : une lumière qui se reflète sur la plaine enneigée. L’angle adopté pour la composition et l’horizon légèrement instable donnent au spectateur l’impression de marcher lui-même sur l’accotement en direction de la gare. La vaste étendue blanche se cristallise dans une scène épique d’une simplicité désarmante, mais redoutable, qui ne laisse personne indifférent. Lemieux signe ici un tableau magistral qui n’est pas sans rappeler le célèbre Train de midi (1956, collection du Musée des beaux-arts du Canada), peint 10 ans plus tôt, et Le Rapide (1968, collection du Musée national des beaux-arts du Québec). Les propos de Lemieux recueillis par Guy Robert sont éloquents quant à la place de ce motif dans son œuvre : « J’ai souvent voyagé en train, parce qu’on a le temps de voir venir le paysage, de le laisser apparaître et s’étaler, puis disparaître. C’est un spectacle fascinant qu’on voit défiler tranquillement sous sa fenêtre. »
(Annie Lafleur)