En 1967, Jacques Hurtubise représente le Canada à la 9e Biennale de São Paulo, au Brésil, avec Jack Bush. Une oeuvre exceptionnelle y est exposée : Ephramille, datée de 1966, un des 16 tableaux d’Hurtubise qui ont été reproduits dans le catalogue d’exposition aux côtés des 16 oeuvres de Bush. Jean-René Ostiguy, alors conservateur de l’art canadien à la Galerie nationale du Canada et commissaire de la Biennale, ne tarit pas d’éloges envers le peintre dans le catalogue qu’il signe :
Le génie inventif d’Hurtubise s’affirme maintenant dans une technique parfaitement maîtrisée. Les motifs découpés sur ses pochoirs sont de nature organique, minérale, végétale ou simplement géométrique. Ils sont disposés sur le champ du tableau sectionné par des réseaux savamment imaginés en rapport avec les formats, mais également en fonction de rythmes syncopés ou sériels qu’il entend créer. Lorsque la vibration optique se joint à une parfaite équivalence du fond et du motif, toutes ces images – taches, décharges électriques, aigues-mirages, croix et rosaces, fleurs, feuilles et diamants – s’effacent devant l’omniprésence d’une respiration ou d’un roulement coloré qui n’est rien d’autre peut-être que la trame lyrique de la couleur. N’y a-t-il pas entre Hurtubise et Van Gogh quelque secrète parenté ?
Cette parenté se pressent à même les couleurs vitaminées dont fait bel usage Hurtubise – des couleurs « à la limite du visible », observe l’historien et critique d’art François-Marc Gagnon, allant du jaune au rose chair, du vert chartreuse au cyan. Dans Ephramille, une composition binaire est mise de l’avant afin d’accentuer le pouvoir optique des motifs. Un doux orangé – pulpe d’orange – se couple à un vert lime, créant une dynamique douce-amère très délicate. Contrairement au tableau Diane (1966, Massachusetts Institute of Technology) peint la même année selon le même motif, Ephramille évacue toute ligne ou plan séparateur au profit d’une structure ininterrompue qui, à ce titre, se rapproche davantage du tableau Doris (1966, Musée national des beaux-arts du Québec). Hurtubise réinterprète le geste expressionniste abstrait et la pratique du tachisme dans un style hard-edge qui conditionne et décompose la ligne et le plan, comme une suite d’arrêts sur image. Dans Ephramille, les motifs se répètent et suivent un tracé à la fois régulier et asymétrique, créant un espace illusionniste dynamique, une présence totale. « Chacune des arêtes [des] cellules – les côtés et la diagonale – est l’axe de symétrie d’une forme vibratoire », commente Gagnon (Graham et Gagnon, Jacques Hurtubise : Quatre décennies, image par image, Musée des beaux-arts de Montréal, 1998). À partir de 1965, l’artiste baptise nombre de ses tableaux de prénoms féminins, ajoutant une touche sibylline à sa mythologie personnelle. « Ephramille » serait-il le dérivé féminin du prénom Ephraïm ? Une part de ludisme et d’inventivité est décidément au rendez-vous dans cette pièce majeure de ce peintre incontournable. Jacques Hurtubise naît à Montréal en 1939. Il étudie le dessin, la sculpture et la gravure à l’École des beaux-arts de Montréal de 1956 à 1960. Il y fait la connaissance des artistes Albert Dumouchel et Alfred Pellan, dont les enseignements seront d’emblée palpables dans son travail. Après l’obtention de la bourse Max-Beckmann en 1960, Hurtubise part étudier un an à New York, où il trouve de nouvelles sources d’inspiration, notamment dans les oeuvres de Kasimir Malevitch, de Jackson Pollock et de Willem de Kooning ; le mélange de formalisme et de gestualité demeurera omniprésent dans son oeuvre peinte et gravée. En plus de l’expressionnisme abstrait américain, Hurtubise s’intéresse à l’esthétique des Plasticiens de Montréal au milieu des années 1960. C’est au début des années 1970 que l’artiste a droit à une première exposition itinérante avec catalogue, au Musée du Québec (1972) et au Musée d’art contemporain de Montréal (1973). Il remporte le prix Victor-Martyn-Lynch-Staunton en 1992 et le prix Paul-Émile-Borduas en 2000. (Annie Lafleur)