On entre dans le tableau Les deux cavaliers (1972) de Jean Paul Lemieux comme dans un flot de lumière d’été quand le soleil est presque au zénith et que souffle une brise rafraîchissante. Touchée par cette clarté complice, la figure maternelle au visage doux et serein fait contrepoint à celle du garçon, tournée vers son destin. Jeune homme au seuil de la puberté, petit cavalier prêt à quitter le nid familial : on assiste à un rite de passage sous le signe de l’espoir et du ravissement devant l’inconnu. Le visage du garçon est sans doute baigné par les rayons diffus du soleil tandis que le champ se déploie majestueusement sous la monture puissante. L’herbe mature de la prairie incarne un sentiment de filiation, de liberté et d’aventure; cette étendue forme le berceau d’un ciel ample, cotonneux, enveloppant. Le second cavalier au loin, puis toute la ville éblouie, comme en équilibre au bord du monde, émergent tels un mirage, une vision, un oracle. Jean Paul Lemieux signe ici une pièce d’anthologie – un classique instantané.
Île aux Coudres, juillet 1972. C’est dans son atelier insulaire, qu’il occupe de mai à novembre, que Lemieux peint Les deux cavaliers. Grâce à une photographie documentaire, reproduite en noir et blanc dans la monographie de Guy Robert (Stanké, 1975, p. 215), on remarque, au cours de l’exécution du tableau, un changement notable dans la composition : les deux cavaliers sont bel et bien en selle – cheval noir, cheval blanc –, mais la figure au chapeau de l’avant-plan ne s’y trouve pas encore. On aperçoit plutôt, à quelques mètres du cavalier principal, un petit chien au pelage blanc, de ceux qu’on voit courir dans d’innombrables tableaux de cette époque, notamment Après-midi d’été (38 cm sur 135 cm, collection particulière), peint un an plus tôt. Dans cette toile, un cavalier sur sa monture noire traverse une futaie en compagnie d’un chien en tous points semblable à celui du premier jet des Deux cavaliers. Quelques personnages – dont une femme toute de blanc vêtue et un enfant allongé sur le ventre – parsèment la scène pastorale. Un train siffle au loin, par-delà une vaste plaine. Peut-être trouverait-on, derrière ce boisé, la ville imaginée par Lemieux dans Les deux cavaliers ? Chose certaine, on peut aisément visualiser la scène, quelques heures plus tard, ce même après-midi : deux cavaliers, une femme au chapeau et un chien – momentanément sorti du cadre – traversant cette étendue verdoyante dans des directions opposées.
Ainsi, dans Les deux cavaliers, on retrouve quelques motifs qui ont fait la renommée du peintre : espace infini, horizon incliné, personnage tronqué, figure au loin ou en bordure du cadre, puis le fameux cavalier. Magnifique, ici, le dos bien droit sur sa monture sombre, il est vêtu d’un jersey rouge et d’un pantalon ocre, son regard est rivé droit devant. À contre-jour, il est baigné par une lumière particulièrement éblouissante qui perce le ciel ouateux – car Lemieux n’aime pas le peindre bleu* –, comme un présage. Le cavalier, peut-être Lemieux en jeune homme, contemple son destin. « Derrière ces images, n’y a-t-il pas toujours le profil obsédant, chez Lemieux, de l’homo viator, le cavalier cherchant en effet toujours à donner, par le mouvement de sa monture, une direction sinon un sens à son être ? » écrit Guy Robert. À cet effet, le cheval a la tête légèrement tournée vers la gauche; on remarque même un éclat dans son oeil qui capte la lumière. Il joue le rôle de l’admoniteur, celui qui pointe un élément clé du tableau – à savoir le second cavalier au loin.
Si le motif équestre traverse plusieurs périodes phares de l’oeuvre de Lemieux (Le cavalier, 1964; Cavalier dans la neige, 1967; Cavalier au bord d’un lac, 1970; L’été, 1976), il nous est donné, ici, deux fois plutôt qu’une, dans toute sa majesté. Dans Les deux cavaliers, on retrouve l’atmosphère de fête qui règne dans les promenades en plein air (1910 Remembered, 1962; L’été de 1914, 1965), les bains de soleil en robe blanche (La plage américaine, 1973) et les grandes tablées estivales (Les noces de juin, 1972) – autant de tableaux emblématiques du peintre auxquels s’ajoute la présente oeuvre. En 1974, celle-ci fait partie de l’exposition Jean Paul Lemieux : Moscou, Leningrad, Prague, Paris, organisée pour la France et présentée en U.R.S.S. et en Tchécoslovaquie. Les deux cavaliers provient de la collection personnelle d’Andrée Bourassa et Robert Bourassa, ex-premier ministre du Québec (1970-1976 et 1985-1994), qui en ont fait l’acquisition directement auprès de l’artiste.
(Annie Lafleur)
*« Je n’aime pas le bleu. J’ai mémoire de toutes sortes de ciel, mais point de bleu. Dans un tableau récent, j’ai essayé de peindre un ciel bleu, mais par exception. » Citation de Jean Paul Lemieux tirée de la monographie de Guy Robert (Stanké, 1975).