Pierre le peintre né. La peinture révolutionnaire la plus sereine qui soit. Aurore ou soleil couchant.
Dans un coin d’ombre fraîche, je vois la danse tranquille des fantômes familiers sur un ciel de feu. C’est la détente dans l’oasis inespéré [sic]. L’ordre imprévu d’un monde neuf dans la vieillesse aigrie de celui qui nous entoure.
– Paul‑Émile Borduas, Indiscrétion
Cette citation de Paul‑Émile Borduas, tirée d’un document intitulé Indiscrétion dans lequel l’artiste décrit ses disciples en de « courtes notices poétiques », s’applique parfaitement au tableau qui nous occupe. Baie d’esprit (1944) de Pierre Gauvreau fait partie de la genèse du mouvement Automatiste et, par extension, de celle du manifeste Refus global (1948). Ce chef‑d’oeuvre indéniable s’inscrit dans l’une des périodes les plus effervescentes de l’histoire de l’art au Québec. Il s’agit de l’occasion ultime d’acquérir une partie de cette histoire et d’intégrer un tableau rare au sein d’un corpus d’oeuvres.
La pensée des futurs signataires se définit au gré des rencontres et des discussions animées au studio du maître Borduas, puis autour du feu crépitant de la maison de campagne à Saint‑Hilaire située non loin de celle du peintre mythique. Le mouvement s’organise autour de débats et de séances de travail dans l’atelier, car la pensée rejoint la pratique : le groupe de Montréal se prépare à transfigurer le monde de l’art, alors au seuil d’une révolution moderne.
En 1947, le groupe d’artistes qui deviendra les Automatistes programme une deuxième exposition collective à l’appartement familial des Gauvreau, sis au 75, rue Sherbrooke Ouest. C’est d’ailleurs à la suite de cet événement que le substantif « Automatiste » collera désormais à la troupe et sera utilisé pour la première fois dans une recension critique signée par Tancrède Marsil dans Le Quartier Latin. Le tableau Baie d’esprit y figure et, en novembre de la même année, est à nouveau exposé à la même adresse, cette fois parmi trente‑trois tableaux retenus dans une exposition individuelle consacrée à Pierre Gauvreau. Tout porte à croire que la pièce est inspirée d’un séjour estival à Saint‑Hilaire en 1944, si l’on se fie aux écrits de Thérèse Renaud :
Pour moi, tout a commencé à l’été 1944. Nous avons loué une grande maison paysanne à Saint‑Hilaire pour passer les vacances non loin de Paul‑Émile Borduas. Il y a là Françoise Sullivan, Mimi Lalonde, Louise et Jeanne Renaud, Pierre Gauvreau, Bruno Cormier, Fernand Leduc. D’autres amis viennent se joindre à notre groupe par intermittence, mais, sauf Suzanne et Guy Viau qui sont en accord avec nous (sans partager toutefois notre optique religieuse), ces camarades de passage n’ont pas réellement notre état d’esprit. (L’italique est de nous.)
Cet état d’esprit, visiblement sélect, rappelle en quelque sorte la baie d’esprit dont il est question dans le tableau de Gauvreau. Une silhouette aux bras levés (Borduas ?) semble haranguer quelques élus et élues assis en cercle (le groupe ?). Au centre de l’hémicycle se trouve une croix dans une forme ovoïde, laquelle pourrait suggérer un feu ou des cendres. Au loin, de grands vallons et une forêt enchantée viennent couronner ce paysage surréaliste. Cette baie d’esprit pourrait donc s’inspirer de l’une des soirées hilairemontaises. Quoi qu’il en soit, elle demeurera cruciale tout au long de la vie du peintre, plus tard scénariste et réalisateur, qui baptisera également Baie‑d’Esprit le village fictif de son feuilleton télévisé Cormoran (1990‑1993).
L’exposition particulière de Pierre Gauvreau en 1947 jouira d’une impressionnante couverture de presse, ce qui permettra au groupe – par l’entremise des entrevues données par Gauvreau – de faire valoir sa vision, son éthique. De là découlera une ébauche du manifeste. Le peintre n’avait que vingt‑deux ans quand les projecteurs se sont tournés vers lui et son travail. Or, Borduas avait déjà repéré le talent de Gauvreau en 1941, alors qu’il siégeait dans le jury d’une exposition collective au Théâtre Gesù. Il avait récompensé le jeune artiste du premier prix, foudroyé par « les qualités singulières » du tableau lauréat, et s’était empressé d’organiser une rencontre avec l’étudiant virtuose.
Selon Roald Nasgaard dans The Automatiste Revolution, « de tous les artistes de la relève, c’est Pierre Gauvreau qui suivit de plus près les techniques de peinture de Borduas, comme démontré dans Colloque exubérant (1944) et Baie d’esprit (1944), deux oeuvres qui embrassent la manière du maître à cette époque, en divisant, par exemple, le premier plan de l’arrière‑plan. Les plans picturaux de Gauvreau se présentent tels des paysages abstraits qui s’étirent tous deux vers de lointains horizons, et s’inclinent vers le haut pour former des décors devant lesquels s’articule un éventail de créatures étranges, de faune et de flore aux connotations mythiques et aux disparités ataviques. Ces figures semblent nées de griffonnage, accentuées d’un sens de l’humour surréaliste et ironique, ainsi que d’une touche revigorante de candeur enfantine ». (Nous traduisons)
(A. L.)