Blue Slant demeure, parmi ses nombreuses et vastes toiles abstraites, l’une des oeuvres les plus magistrales de Jack Bush.
Bien qu’il n’ait jamais quitté Toronto, Bush est devenu, avant la dernière décennie de sa vie, l’artiste canadien le plus connu à l’échelle internationale. Sa première exposition personnelle à New York a eu lieu en 1962 à la Galerie Robert Elkon, et l’artiste s’est joint ensuite à la Galerie André Emmerich. En 1965, il a conclu un accord de représentation exclusive en Europe avec les Galeries Waddington de Londres et, en 1967, un même accord, cette fois pour le Canada, avec la Galerie David Mirvish de Toronto. Entre-temps, en 1964, il a participé à l’exposition Post Painterly Abstraction de Clement Greenberg, qui a grandement marqué cette période. Et plus récemment, en 2014, le Musée des beauxarts du Canada a organisé une impressionnante rétrospective de son oeuvre.
Si Bush est l’un des membres fondateurs du Groupe des Onze, on parle toutefois surtout de son art en relation avec celui de ses confrères du mouvement Color Field, notamment Morris Louis, Kenneth Noland, Frank Stella et Jules Olitski, tous dévoués à la maîtrise de la planitude du support intouché par l’espace illusionniste, à la franchise et la clarté de la présentation, à l’exécution anonyme, à la régularité géométrique et à l’affirmation de couleurs lumineuses et peu contrastées, réalisées avec une peinture extrêmement diluée de façon à être absorbée par des toiles de coton non apprêtées et libres de châssis.
Cela dit, Bush semble faire bande à part, peu enclin à l’exécution anonyme ou à la régularité géométrique. Il ne s’en remet pas à des techniques impersonnelles pour créer ses images, comme Louis le fait avec ses coulées ou Olitski avec le pistolet à peinture, mais dessine plutôt consciemment ses bordures et crée ses formes à la main, exploitant souvent à dessein une maladresse espiègle. Il défie également les impératifs de l’abstraction post-picturale en intégrant à ses tableaux des références à des images et des signes du monde extérieur, comme des motifs rappelant la taille d’un vêtement féminin, un jardin de fleurs, des souvenirs de voyage, des drapeaux ou des panneaux de signalisation. Ses peintures se rapprochent ainsi d’une construction figure-fond, offrant au spectateur une fugace figuration de l’espace, mais présentant toujours une surface plane et lisse.
Blue Slant (1967) diffère un peu de ce style, sans complètement s’en détacher. L’oeuvre est l’une de plusieurs acryliques sur toile que Bush crée la même année, une série d’oeuvres abstraites parmi les plus simplifiées de l’artiste sur le plan géométrique, plus « exactes et fidèles », si l’on veut, que celles qui ont précédé et celles qui succéderont. On y retrouve la même légèreté formelle que dans les peintures contemporaines à chevrons et rayures de Noland et la série Protractor de Stella. Au fil des ans, certains observateurs examineront ces tableaux d’un oeil quelque peu soupçonneux. La régularité qui les caractérise leur semblera trop nette, ne cadrant pas tout à fait avec l’idiosyncrasie stylistique de Bush.
Mais jetons un autre coup d’oeil. Blue Slant orchestre avec vivacité une quinzaine de couleurs ravissantes dans une composition multidirectionnelle où des groupes de rayures de largeurs variées semblent se disputer l’espace. On se croirait à une célébration où tous agitent un drapeau, l’oeuvre épuisée par les forces dynamiques des trois ensembles de bandes de couleur qui semblent vouloir s’assaillir, se contourner par-dessous ou par-dessus, se renverser. L’oeil cherche à ramener les couleurs à l’ordre, à retenir les bandes adjacentes par groupe de deux, de trois ou plus. Mais celles-ci ne s’immobilisent jamais vraiment.
Puis, on perçoit dans Blue Slant un désordre ludique. Mais cette complexité visuelle pourrait bien être trompeuse. Oui, les bandes semblent se chevaucher et se bousculer, et les couleurs semblent interagir activement. Mais c’est là qu’on remarque un détail crucial : Bush a séparé chaque teinte par un mince filet de toile vierge – sans trop chercher à créer des lignes parfaites – définissant de cette manière chaque rayure comme un plan de couleur indépendant. Les bandes sont placées côte à côte, mais chacune d’elles affirme vivement sa propre personnalité, comme si chacune représentait une voix distincte et lumineuse dans la grande chorale chromatique du tableau. Ainsi, selon le regard qu’on y porte, Blue Slant affiche une vigueur indisciplinée ou dégage une impression détendue d’harmonie polyphonique et de douce sérénité.
Roald Nasgaard, O.C.
Conservateur en chef du Musée des beaux-arts de l’Ontario de 1978 à 1993