Artiste multidisciplinaire et enfant terrible de l’art contemporain au Québec, Serge Lemoyne entretient un rapport engagé avec l’art tout au long de sa fulgurante carrière. Il expérimente et se réinvente sans cesse au fil des multiples happenings, événements artistiques et improvisations picturales auxquels il prend part ou qu’il initie lui-même. Lemoyne se considère d’abord comme un chercheur de nouvelles formes d’expression plastique, animé par le principe du jeu et par le désir d’inscrire l’art dans la culture populaire. C’est cette dernière visée qui est incarnée dans le cycle Bleu, Blanc, Rouge, cycle qui s’étend sur une décennie entière, soit de 1969 à 1979. Cette volonté d’effacer les frontières entre la vie et l’art prend forme lors d’une performance picturale organisée en 1969 à la galerie 20-20 de London, en Ontario, sous l’invitation de l’artiste visuel Greg Curnoe. Lemoyne a alors l’idée de transformer la galerie en patinoire de hockey, mobilisant les bandes et les baies vitrées comme support à peinture, s’activant au rythme des commentaires de René Lecavalier pendant le match opposant les Canadiens de Montréal aux Maple Leafs de Toronto.
Référence directe au club de hockey des Canadiens de Montréal, le cycle Bleu, Blanc, Rouge se caractérise par l’utilisation stricte de couleurs, de formes et de compositions (tantôt figuratives, tantôt abstraites) inspirées de l’imagerie sportive et met en scène les joueurs, la patinoire et l’équipement, en isolant ici et là un détail, un geste, un fragment. L’artiste opte pour une référence populaire afin de véhiculer ses préoccupations picturales, puisant aussi librement dans les allégeances esthétiques de l’expressionnisme abstrait américain que dans celles des Automatistes et des Plasticiens québécois. Il compose ainsi une suite d’oeuvres originales « sans verser dans le folklorisme et sans renoncer aux acquis formels du modernisme » (Marcel Saint-Pierre). On y retrouve, rafraîchis, les aplats, le dripping et la géométrie distinctive, un habile mariage entre le fond et la forme, et des tableaux capables de raconter une histoire en trois couleurs : un manifeste en soi.
En puisant leur source dans la photographie de reportage, les oeuvres plus figuratives de 1975 participent au décloisonnement de l’art. Elles contribuent aussi à l’appropriation d’un mythe déjà en place dans les années 1970, celui des joueurs vedettes du tricolore, notamment le célèbre gardien de but Ken Dryden. Une série de masques voit le jour, établissant une relation « avec les pratiques de maquillage que Lemoyne a eues en 1973 et 1974 » (Marcel Saint- Pierre) et dans laquelle se démarque le tableau Dryden (1975), sans conteste le plus emblématique de cette période : un très grand format (224 cm x 346 cm) assemblé en deux panneaux qui occupe fièrement la collection du Musée des beaux-arts de Montréal depuis le début des années 2000. Peint simultanément, Le masque (1975) reprend à l’identique les formes et les motifs exploités dans Dryden, mais prévoit un cadrage plus rapproché et resserré autour du masque du joueur. L’angle est légèrement plus frontal, les égouttures sont réduites de moitié, tout comme son format (101 cm x 173 cm), plus large que haut, créant une oeuvre plus intimiste qui suscite la convoitise de tout collectionneur en quête de l’iconographie marquante de l’artiste. Le masque, tout comme le géant Dryden, forment une paire résolument classique et sans frontière.
Annie Lafleur